« I’m gonna call my lawyer. »*

Kim Kardashian a récemment annoncé vouloir devenir avocate. La majorité des films américains mettent en scène un procès (ou, au moins, un appel à un avocat). Des panneaux publicitaires pour des avocats spécialisés pour défendre les victimes d’accidents de la route sont omniprésents le long des autoroutes. Les emballages de produits alimentaires vous informent que le produit sera chaud quand vous le sortirez du four. Aux Etats-Unis, vous devez signer des décharges dans votre vie quotidienne, souvent et beaucoup. « Avocat » est souvent un mot magique pour dénouer les conversations difficiles. Une amie qui n’arrivait pas à se dépêtrer d’un différent avec son propriétaire déclara ainsi de tout go qu’elle allait contacter son avocat. Elle n’avait que le numéro de sa mère sous la main, mais ça a marché, un compromis a immédiatement été trouvé avec le propriétaire. Une expat’ de longue date m’a dit un jour avec résignation qu’aux Etats-Unis la question n’est pas de savoir si quelqu’un va un jour porter plainte contre nous mais plutôt de savoir quand ça va arriver. Bref, il y a plusieurs semaines, j’ai décidé de me pencher sur le pourquoi du comment des avocats aux Etats-Unis, car un élément assez saisissant ici est leur omniprésence dans la société.

Selon l’American Bar Association, l’Association Américaine du Barreau, il y avait en 2021 plus d’un 1,3 million d’avocats aux Etats-Unis – à titre de comparaison, il y a moins de 950 000 médecins, toutes spécialités confondues, en activité. En dix ans, le nombre d’avocats a augmenté de plus de 8 % au niveau national. Pour la petite anecdote, c’est dans l’Etat de New York qu’il y a le plus d’avocats et c’est à Washington D.C. que la densité d’avocats est la plus importante, un résident sur 25 étant avocat.

Le stéréotype répandu consiste à dire que les Américains portent plainte par avidité. Il est vrai que l’objet de certains jugements peut parfois sembler déroutant et qu’un accord amiable permet d’empocher de belles sommes. Ainsi, en 1994, une femme a porté plainte contre la célèbre chaîne de restaurants McDonald’s pour ce qui est devenu l’affaire du « café chaud« . En résumé, Stella Liebeck, une Américaine de 79 ans, a acheté un café à emporter chez McDo, s’est brûlée au troisième degré en renversant par inadvertance ledit café, inadvertance qui a entraîné une hospitalisation de huit jours et deux ans de traitement. Stella Liebeck a porté plainte contre les restaurants McDonald’s, arguant que le café était défectueux car trop chaud. Le verdict a établi que McDo était responsable à 80 % et la plaignante à 20 %. L’agrément financier final est resté confidentiel mais les dommages et intérêts discutés au tribunal se chiffraient en plusieurs centaines de milliers de dollars. Depuis, McDo n’a pas réduit la température du café servi mais a inscrit des mises en garde sur la température du liquide sur les tasses dans lesquelles les boissons chaudes sont servies. (Pour les curieux, un café est servi à 80–90 °C chez McDo). L’affaire a provoqué un véritable débat aux Etats-Unis, certains arguant que cette plainte était absolument frivole, d’autres juristes trouvant que la plainte était fondée.

Les exemples de plaintes frivoles ne manquent pas aux Etats-Unis : ainsi en 2005 un homme, juge de surcroît, a porté plainte contre un pressing pour avoir perdu son pantalon. L’homme réclamait 54 millions de dollars de dommages et intérêts, dont deux millions au titre de la détresse psychologique, ainsi que 15 000 dollars pour couvrir les frais de location de voiture pour lui permettre de se rendre dans un autre pressing. Et il n’y a pas besoin d’écumer Internet pour trouver des exemples : une amie française vivant dans la région a été poursuivie par ses voisins qui l’accusait de laisser uriner son chien dans les plate-bandes de fleurs dedits voisins, entraînant la destruction des fleurs. Les voisins réclamaient donc le remboursement des bulbes et des dommages. Mon amie a passé de nombreux mois cachée derrière un arbre à photographier tous les chiens urinant dans lesdites plate-bandes pour prouver que son chien n’était pas coupable. La plainte a au final été rejetée mais la procédure a duré deux ans et ça lui a coûté.

La primauté de la loi et la démocratie libérale font que la justice est accessible à tous aux Etats-Unis (et heureusement). Porter plainte contre quelqu’un coûte cependant de l’argent. La partie plaignante doit tout d’abord s’acquitter des frais de dossier non-remboursables. Ces frais varient en fonction des Cours de justice ; au niveau fédéral, il faut compter 350 dollars. D’autres mécanismes sont en place pour filtrer les plaintes qui pourraient sembler les plus frivoles ou les moins fondées. Ainsi, les avocats sont légalement tenus, en vertu de la règle 11 des Règles fédérales de procédure civile (Federal Rules of Civil Procedure) de s’assurer de la solidité du dossier. Des sanctions peuvent être imposées envers le plaignant ou le cabinet d’avocats le représentant si la plainte est jugée frivole – la Cour peut même déclarer un outrage au tribunal envers le cabinet d’avocats. Ces sanctions sont là pour indemniser l’autre partie et la Cour de la perte de temps et de ressources occasionnée par la plainte illégitime.

Cependant, les différences entre l’Europe et les Etats-Unis dans l’approche du recours à la justice sont profondes. Historiquement, le magistrat américain semble avoir un champ d’action plus large que les magistrats français. Ainsi, dans son livre De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville notait que l’autorité du juge est convoquée dans tous les événements politiques américains. Tocqueville décrivait en ces mots les différences :

« Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est revêtu d’un immense pouvoir politique. D’où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres juges ; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n’ont pas ? La cause est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d’autres termes, ils ont permis de ne point appliquer les lois qui leur apparaîtraient inconstitutionnelles »

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, cité par E. Desmons, 2006, Intervention « Juger les lois » au Sénat.

Le système juridique aux Etats-Unis est basé sur la Common Law, donc sur la jurisprudence, alors que la France a un système juridique basé sur le droit romano-civiliste dans lequel la source principale du droit sont les lois promulgées par le pouvoir législatif. Porter plainte peut par exemple être un moyen de changer une loi aux Etats-Unis. Il y a donc une différence fondamentale dans l’approche de la justice.

D’autres raisons expliquent le recours a priori plus fréquent à la justice. Une des raisons qui est souvent revenue dans mes lectures et discussions est que chaque partie est responsable de ses frais de justice. Prenons l’exemple de mon amie et son chien finalement acquittés : les frais de justice de mon amie sont restés à sa charge bien que la plainte ait été initiée par son voisin et que ledit voisin ait été débouté. En Europe, les frais de justice de mon amie auraient été pris en charge par son voisin. Le risque potentiel de devoir prendre en charge les frais de justice de l’autre partie incite sûrement à considérer sa plainte de manière différente.

Certains auteurs considèrent que le recours plus fréquent aux jurés aux Etats-Unis, jurés qui accorderaient plus facilement des indemnités, peut inciter à davantage porter plainte. C’est anecdotique et n’a pas la force de preuve mais cette observation s’applique dans le cas du « café chaud » mentionné plus haut. L’indemnité demandée par la plaignante était bien plus faible que le montant finalement obtenu devant le tribunal. Mc Donald’s avait refusé l’accord amiable.

Cependant, un article du Guardian porte la thèse que les Américains portent bien moins plainte que ce que les stéréotypes veulent nous faire croire. En effet, moins de 5 % des cas traités par les tribunaux américains ont trait à la responsabilité délictuelle. L’auteur de l’article du Guardian met en avant que c’est la peur des actions judiciaires qui conduit les entreprises et les individus à être plus que prudents et à se protéger légalement. Cette analyse rejoint ce que j’ai pu expérimenter ici : lorsque je co-organisais une animation pour des enfants avec un groupe d’expatriés, nous avons passé de nombreuses heures à réfléchir à la manière de nous protéger juridiquement – alors même que la participation à l’événement organisé était gratuite et bien sûr volontaire. Je dois cependant reconnaître que les garde-fous mis en place m’ont semblé pertinents et légitimes.

Une magistrate américaine m’a dit un jour que même si les cas rapportés dans la presse peuvent sembler parfois exubérant, l’avis des juges est lui généralement plutôt raisonnable et mesuré. Le système judiciaire est finalement moins surprenant que ce que les stéréotypes veulent bien nous faire croire.

* « I’m gonna call my lawyer » > »Je vais appeler mon avocat ». La photo de chapeau est le Capitole de Washington, D.C. Le lien de la photo avec l’article est donc assez ténu.

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